Comment être kurde et travailler dans la langue et la culture arabes ?

Comment être kurde et travailler dans la langue et la culture arabes ?

Découvrez une sélection des meilleurs articles traitant de la diversité culturelle et religieuse au Proche-Orient, reçus dans le cadre du concours Naseej lancé par CFI et SKeyes en octobre 2017.

Cette semaine, le journaliste irakien Mahmoud Rostum évoque les deux langues qu'il connaît, le kurde et l'arabe, et dans quel contexte il utilise chacune.

Paru dans Al Joumhuriya le 1er août 2017


Maintenant que j'ai atteint la quarantaine, je réalise que je ne possède rien à part l'écriture en langue arabe. L'écriture est le seul métier que je maîtrise de manière raisonnable. Au fond, je sais combien j'ai échoué dans tous les autres métiers que j'ai entrepris, comme tant d'autres Syriens d'ailleurs, quand j'étais étudiant et que je recherchais des moyens de subsistance.
En plus du métier d'écriture, la lecture est mon loisir préféré, et peut-être le seul. La lecture est pour moi source de détente. Elle constitue également ma voie vers une prise de conscience de mon existence et de son sens. Je passe la plupart de mon temps à lire, et s'il m'arrive de manière exceptionnelle d'être occupé, un étrange sentiment de culpabilité m'envahit, semblable à celui d'un croyant qui se détourne de ses devoirs religieux.

J'exerce l'écriture et la lecture uniquement en langue arabe. En effet, je ne maîtrise l'écriture et la lecture professionnelles qu'en cette langue, bien qu'elle soit bien différente de ma langue maternelle, le kurde. À noter que la plupart de ceux qui m'entourent, y compris mes parents, ne savent ni lire ni écrire en arabe. Moi-même, je n'emploie l'arabe au quotidien que très rarement. De plus, les ouvrages de littérature arabes que j'ai lus au fil des années n'étaient pas liés au monde dans lequel j'ai passé mon enfance et ma jeunesse. La langue arabe, ainsi que sa culture, ses préoccupations et ses produits étaient complètement séparés du monde social et humain dans lequel je vivais et je vis toujours.

En plus de cette contradiction fondamentale, la langue arabe n'a jamais été ma langue sentimentale profonde, dans laquelle je parviens à exprimer mes sentiments les plus simples comme les plus complexes. En langue arabe, je maîtrise les processus cognitifs et une haute qualité d'expression mais pas les expressions de la vie quotidienne dans tous ses détails : les codes, les proverbes, les blagues, les comparaisons, les changements de ton, les connotations et les regards durant les conversations. C'est en kurde que je les fais de manière naturelle.

Une schizophrénie profonde

Après des années d'écriture et de lecture quotidiennes en arabe, et des années passées dans des villes et des communautés arabes, je reste prudent en parlant cette langue : je ressens en moi un mélange de timidité, de crainte et de manque de confiance quant à l'accent, la prononciation, le vrai sens des mots, la bonne formulation et les nuances fragiles du non-verbal dans le verbal. Souvent, dans les réunions publiques, je m'imagine en train d'écrire plutôt que de parler.
En bref, on pourrait dire qu'il existe en moi une sorte de schizophrénie profonde. En effet, il s'agit de deux langues qui ont en commun la conscience du monde et l'interaction vis-à-vis de ce monde : l'arabe est la langue de la conscience supérieure, de la connaissance et de la culture, des arts, de la terminologie, des textes, des lois et de la littérature ; alors que le kurde est la langue de la vie quotidienne, des sentiments, de la subjectivité, des histoires, des blagues, des insultes, des émotions et des chansons.

Ce problème n'est pas strictement personnel, mais il concerne des millions de Kurdes syriens qui écrivent en arabe depuis les dernières décennies. Il est encore plus amplifié chez les écrivains et les intellectuels.

En effet, la majorité du peuple kurde a un contact rare et limité avec la langue arabe et peut facilement passer outre toute relation les liant à cette langue. En contrepartie, pour les écrivains, l'arabe constitue la langue de leurs préoccupations, de leurs interactions et de leurs pensées quotidiennes et professionnelles.
Aucune analogie ne peut être établie avec un écrivain arabe qui vit dans un pays occidental et qui écrit dans la langue de ce pays, ou même avec un écrivain arabe qui écrit en langue française, langue des forces qui ont occupé son pays. Les deux situations ne se ressemblent point, et ce pour deux raisons complexes.

La première est que l'arabe a toujours été une langue complète, si je puis me permettre depuis au moins deux siècles : lorsqu'elle a été introduite à la modernité linguistique avec l'imprimerie. La langue arabe est riche et se structure autour de trois piliers : le patrimoine religieux sacré du monde arabe renforcé par des milliers de contenus législatifs, légaux, intellectuels et dialectiques ; le patrimoine littéraire, en particulier poétique ; et enfin le legs historique et politique des anciens régimes et royaumes arabes. En d'autres termes, l'expérience arabe linguistique est extrêmement riche et comprend le journalisme, la littérature, le patrimoine, le sacré, les sciences, les systèmes scolaires et universitaires et les recueils littéraires.

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Ceci n'est pas pareil du côté kurde. La langue kurde est extrêmement pauvre car elle a historiquement été écrasée entre, d'une part, la langue arabe, religieuse, sacrée, inégalable, et, d'autre part les langues des deux grands empires perse et ottoman. L'horrible refus et déni du XXème siècle de l'existence kurde (politique, culturelle et quotidienne) a détruit cette langue et l'a privée d'une évolution normale durant l'ère moderne, ainsi que des possibilités de transformation en langue politique et culturelle quotidienne, employée dans la presse, les médias, les institutions publiques et les discours officiels.
Toutes ces raisons ont privé les écrivains kurdes d'établir un retour en douceur à leur langue maternelle ou même une interaction intime avec elle, bien qu'elle n'aurait pas été leur langue d'écriture, mais juste une source d'inspiration et une compagne de leur langue de savoir, l'arabe. L'aventure du Kurde qui écrivait en arabe était comme une route à sens unique : il était impossible pour lui de revenir sur ses pas.

La seconde raison qui rend la comparaison impossible (celle entre un écrivain kurde qui écrit en arabe et un autre arabe, écrivant dans une langue étrangère), est liée à la nature des régimes politiques qui ont gouverné deux pays arabes, la Syrie et l'Irak, où Kurdes et Arabes ont pris part à la vie publique. En réalité, les régimes des deux pays étaient nationalistes depuis leur fondation, et ont propagé, durant les phases baathistes, le modèle de l'arabité absolue, pour reprendre les termes de l'écrivain Yassine Al-Haj Saleh.
La période baathiste fut, en effet, la plus longue de l'histoire moderne des deux pays et également la plus dure pour l'ensemble des populations. Cependant, les baathistes, syriens en particulier, voyaient dans la langue arabe un lien indéfectible avec l'identité arabe, et, par conséquent, la vénéraient. Dans ce contexte, l'imposition de la langue arabe dans le domaine public était considérée comme étant une mission militante suprême. Ceci provoquait nécessairement une étrange méfiance à l'égard des autres langues, notamment la langue kurde. Les baathistes syriens s'étaient inspirés des écrits et théories du penseur nationaliste Zaki Al-Arsuzi qui oeuvrait pour la formation d'un groupe nationaliste organisé et bien homogène au niveau interne et l'adoption de l'arabe comme langue nationale sacrée.

La langue arabe imposée dans l'espace public

Il est vrai que nulle pratique nationaliste fasciste n'a été directement appliquée par les baathistes syriens en imposant la langue arabe aux citoyens syriens kurdes ou appartenant à d'autres ethnies non-arabes, pourtant, le rythme qu'a pris les institutions de l'État syrien depuis le début des années 1960 mena au même résultat : la langue arabe fut imposée, à titre exclusif, dans toutes les institutions de l'éducation, de la connaissance, des médias, ainsi que dans le domaine public et dans tous les programmes d'enseignement, même ceux relatifs aux départements scientifiques des universités en Syrie. En outre, aucune école n'avait la permission d'ouvrir ses portes si des langues autochtones différentes de l'arabe étaient considérées comme langues secondaires.
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Avec ce processus, le kurde n'eut pas la possibilité d'évoluer dans l'espace public, notamment dans le monde de la connaissance, de la culture et des arts. Les aspects du patrimoine kurde les plus primitifs se dégradèrent petit à petit jusqu'à leur extinction. Musique, proverbes, contes, chansons, prières et discours religieux en langue kurde ont presque entièrement disparu, et ce qui en restait fut partiellement ou totalement arabisé.

Cette séparation a contribué à créer une distance entre les Kurdes qui travaillent dans le domaine de la connaissance et de la culture et leur propre patrimoine oral et écrit. Cette situation est comparable au déracinement symbolique de l'individu, ou de l'auteur, de son environnement émotionnel, spirituel et symbolique. Autrement dit, les premiers mondes résidant au plus profond de lui : son enfance et ses premières expériences, sa façon de penser et son interaction quotidienne avec les phénomènes environnants, ainsi que toutes les expériences accumulées en dehors de l'écriture, se sont en quelque sorte détruits. Or, c'est toute cette richesse qui constitue la base de l'écriture, de la culture et des professions qui leur sont liées, puisqu'il s'agit tout simplement de l'essence de l'expérience existentielle.

Il existe une autre constituante de la relation entre les auteurs et les intellectuels kurdes, et la langue arabe : ces derniers ne sont jamais parvenus et ne parviendront jamais à se défaire de la phobie culturelle et linguistique généralisée face à la langue arabe. En réalité, les Kurdes syriens vivaient dans une bande géographique étroite du pays mais dans des régions et environnements déconnectés les uns des autres et les Syriens arabes constituaient toujours la majorité à tout niveau (habitants, langue, État et pouvoir).

Cette délimitation géographique et culturelle a été un facteur important qui, depuis ses débuts, a suscité la crainte des Kurdes d'une assimilation en douceur avec l'espace culturel et linguistique arabe. Cette crainte était par ailleurs renforcée étant donné les liens historiques très solides entre les tribus kurdes et les tribus arabes, et par le fait que les Arabes, occupaient une place particulière auprès des classes kurdes conservatrices, l'arabe étant la langue de la conscience et de la pratique religieuse. Cette phobie n'excluait donc personne.
Au contraire, elle se multipliait chez les auteurs et les intellectuels.
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Les Kurdes qui travaillent en langue arabe ont toujours été tiraillés par ces dissensions. Quel que soit leur cheminement, qu'ils décident de s'intégrer ou de s'isoler de la langue arabe, ils n'arrivent pas à se débarrasser de ces aspects qui leur sont inhérents et qui constituent les traits majeurs de leur personnalité cognitive. Si l'on prend une image de la culture populaire et traditionnelle kurde, cette relation ressemblerait en tous points à celle d'un enfant avec sa belle-mère. Cette dernière tente fermement et brutalement d'occuper la place de sa mère, tout en demeurant la seule personne qui peut lui offrir ce dont il a besoin au quotidien, c'est elle qui conquerra au final ses émotions et sa mémoire, en raison de l'impact de leur relation quotidienne, jour après jour.

Un sentiment de culpabilité

Au niveau culturel, la société kurde s'attendait à ce que les intellectuels défendent la réalité de la présence symbolique kurde ainsi que la langue, la culture, l'histoire et les produits kurdes. Cette mission aurait directement abouti à ce que les Kurdes refusent d'intégrer la culture de l'autre, sa langue et ses affaires, pour se plonger plutôt dans leur propre identité ; tout en sachant que leurs ressources n'auraient pas été disponibles comme il le fallait, contrairement à la langue et la culture de l'autre, qui sont les seules disponibles voire imposées.
Les Kurdes qui ont travaillé dans le domaine de la langue arabe ont senti qu'ils ont causé une déception à leur entourage. C'est pour cette raison que, souvent, ils ont manifesté des tendances nationalistes dures et factices, en réaction à un sentiment de culpabilité refoulé à l'égard de leur communauté et de leur relation intime avec elle.
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La nouvelle domination politique et symbolique tend à interdire aux Kurdes ce qui constitue en grande partie leur patrimoine, leur conscience et leur identité culturelle, dont ils jouissent depuis environ un siècle. Ce patrimoine, même s'il leur était imposé en langue arabe, était devenu le leur. L'autorité en question s'engage à effectuer tout cela sans certitude quant au fait que la culture, le savoir et l'expérience kurdes puissent être suffisants pour donner une possibilité aux Kurdes de se forger des personnalités saines. C'est comme si un enfant était privé de sa belle-mère imposée, sans que sa mère ne lui soit rendue ! La privation de la belle-mère ne fait alors que jeter l'enfant dans le vide.

En somme, les Kurdes ne peuvent compter sur aucun appui de la part des nouvelles autorités qui, comme les élites politiques et culturelles syriennes arabes, ne prennent pas au sérieux leur affaire et n'y pensent même pas. Le monde culturel et spirituel d'un groupe civil syrien, écarté géographiquement et sans pouvoir, ne constitue pas une priorité pour les élites syriennes centralisées.
De même, il est important de noter que la culture et la connaissance syriennes non-kurdes n'ont jamais publié un seul livre portant sur les Kurdes (leur société, vie, culture, connaissances et anthropologie) tout au long du XXème siècle, à l'exception du livre du militaire baathiste Mohammad Talab Hilal, qui n'était qu'une simple traduction des documentations nazies et fascistes.
Le problème ne s'arrêtait donc pas à l'enfant en proie à de multiples tourments, mais à sa belle-mère qui était aussi affreusement cruelle avec lui.

Retrouvez tous les articles du concours Naseej dans le livret Quels destins pour les minorités au Proche-Orient ?

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