Taisia Bakharieva assise devant un micro

Taisia Bakharieva, porte-parole du journalisme de guerre au féminin

Projet associé

Taisia Bakharieva donne la parole aux Ukrainiennes qui couvrent la guerre au front. En résidence à Bucarest, la journaliste raconte sa fascination pour celles qu'elles nomment avec affection « ses héroïnes ».

 

Elle aussi a dû se réinventer professionnellement. Avant la guerre Taisia interviewait à Kiev des « vedettes » comme elle dit, des réalisateurs notamment. Pour la télé. Aujourd'hui, ce mot, « vedette », semble bien désuet dans sa bouche. Car Taisia s'occupe désormais de véritables « héroïnes » comme elle appelle ces femmes, correspondantes au front pour la télévision ukrainienne. Elle a commencé à partir de 2014, c'est devenu son principal projet éditorial depuis février 2022. 

« Pour moi, ce sont des héroïnes car elles ont fait un choix, lourd de sens, pour elles et leur famille. C'est d'ailleurs comme ça que je m'adresse à elles, je les appelle "mes héroïnes". Moi je suis là, et elles, elles sont au front », murmure-t-elle avec gravité avant d'expliquer qu'elle « elle n'aurait pas pu avoir ce courage-là ». Elle n'a pas non plus le même âge : la plupart des ces femmes ont entre 30 et 40 ans - contre 56 ans pour Taisia. D'une voix douce, elle parle de son utilité à elle, à distance, sans gêne mais avec pudeur, consciente qu'elle fait simplement son métier en rendant audible la voix de ces femmes qui la fascinent et qu'elle suit au jour le jour depuis l'invasion russe. 

Ces deux derniers mois passés à Bucarest (une ville « chaleureuse » pour l'Ukrainienne), elle a redécouvert les plaisirs simples d'une vie loin des alarmes, a apprécié de se promener dehors le soir, d’aller boire un café en sécurité. Elle les a ainsi passés « à accompagner pas à pas ses héroïnes pour en analyser les transformations psychologiques et tâcher de saisir ce qu'elles ressentent dans leur chair ». Car pour elle, il est inconcevable de ne pas suivre à chaque instant ce qui se passe là-bas. « En fait, si je dois être honnête, ça me ronge, en permanence », avoue-t-elle. 


S’improviser journaliste de guerre quand on est une femme : une double difficulté 

Venue toute seule en Roumanie (sa fille, qui étudie, et son mari, qui « fait du bénévolat et promène le chien », comme elle le résume, sont à Kiev), Taisia est animée du désir de comprendre ces femmes qui choisissent un travail si dangereux et éprouvant. C'est d'une voix basse mais assurée qu'elle nous les dépeint, afin qu'on se les imagine bien. « Chacune de mes héroïnes me raconte qu'elle n'aime pas porter de casque car ça leur fait mal à la gorge. Ils sont trop grands car la dimension a été calculée pour les têtes des garçons. Elles ont aussi dû s'habituer aux lourds gilets pare-balles qui leur font mal au dos, et avec lesquels il faut se déplacer sans cesse. Heureusement, ces gilets ont été brodés avec des motifs ukrainiens, c'est ce qui rend leur âme plus légère et leur permet de porter tout leur attirail », déroule patiemment Taisia comme si elle démarrait un conte avec des personnages merveilleux.
 
Ces jeunes femmes sont en vérité une poignée à l'échelle du conflit. « Douze, quinze, tout au plus », selon la journaliste. L'une d'elles est carrément opérateur et doit se coltiner tout son matériel – ce serait la seule opératrice femme sur le terrain, d'après Taisia. Toutes sont en vie aujourd'hui : « Dieu merci, oui, personne n'est blessé, malgré les balles qui pleuvent », glisse Taisia. Quasiment un miracle. « En 2014, personne ne savait ce que voulait dire de se déplacer au front, personne ne connaissait le journalisme de guerre. Au départ, ces femmes sont parties sans casque et sans gilets pare-balles, elles ont appris sur le tas », raconte Taisia, qui précise cependant que très vite le pays s'est mis à organiser des formations pour ses journalistes de guerre. Certains avaient connu la Géorgie en 2008, mais c'était uniquement des hommes à l'époque. 

En 2014, personne ne savait ce que voulait dire de se déplacer au front, personne ne connaissait le journalisme de guerre. Au départ, ces femmes sont parties sans casque et sans gilets pare-balles, elles ont appris sur le tas.

Une profession entière solidaire face à la guerre

Si du front elle préfère retenir la rudesse mais aussi la solidarité, Taisia ressent aussi « la haine de ces femmes à l'égard de ceux, plus en retrait, qui font comme si la guerre n'existait pas ». Obnubilées par la victoire, elles ont développé « ce syndrome étrange, dont elles sont conscientes par ailleurs mais ne veulent pas se soigner, estime la journaliste qui les sait ne jurer que par la fin de la guerre et la victoire de leur pays, quel qu’en soit le prix ».À quoi rêvent ces femmes pour l'après ? « La majorité disent vouloir partir sur une île où n'existerait à la fois ni l'humanité ni d'autres hommes », avoue Taisia qui les sait exténuées mais déterminées à aller jusqu'au bout.

La journaliste restera à Bucarest jusqu'en avril. Malgré le confort de ne pas risquer sa vie, Taisia estime que tous les journalistes ukrainiens et ukrainiennes où qu'ils et elles soient aujourd’hui, sont des journalistes de guerre d'une certaine façon. « Absolument tous écrivent sur la guerre à l'heure actuelle », juge-t-elle. Une nécessité pour leur pays alors que le secteur a été fortement impacté par un chômage important depuis l'invasion russe. Ainsi, ces journalistes sont nombreux à continuer de travailler sans salaire. Le média pour lequel travaille Taisia a d'ailleurs failli fermer il y a peu, mais là aussi les journalistes ont dit vouloir se serrer les coudes et continuer même sans être payés payés. Comme ses héroïnes, Taisia aussi a un rêve pour son pays : « que le régime, malade, de Poutine s'écroule et que les Ukrainiens deviennent les héros de l'Europe entière ». 

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