Le destin des minorités irakiennes après Daech

Le destin des minorités irakiennes après Daech

Découvrez une sélection des meilleurs articles traitant de la diversité culturelle et religieuse au Proche-Orient, reçus dans le cadre du concours Naseej lancé par CFI et SKeyes en octobre 2017.

Cette semaine, la journaliste tunisienne Hanene Zbiss évoque le sort des minorités chrétiennes et yézidis persécutées par Daech en Irak.

Paru dans Leaders le 03/03/2017.


Lorsque je vivais à Erbil, au Kurdistan irakien, j'habitais à Ankawa, un quartier chrétien et l'un des plus chics de la ville, qui se distingue par ses maisons organisées, ses rues propres et ses belles églises. Ce fut mon premier contact avec la diversité culturelle et religieuse de l'Irak. J'ai vécu dans ce beau quartier tranquille durant deux ans sans ressentir aucune différence. Je pouvais percevoir, depuis chez moi, le son des cloches des églises voisines, quoique sonnant timidement pour ne pas déranger la majorité des habitants kurdes musulmans d'Erbil.
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Rupture du tissu social

En 2004, avec l'entrée du pays dans une guerre interconfessionnelle, les minorités, surtout les chrétiens, sont devenues une proie facile pour la majorité musulmane, sunnites comme chiites. En dépit des affrontements entre ces deux groupes, ces derniers ont tous deux visé les membres de la minorité chrétienne, pillant leur argent, leurs biens, les expulsant de leurs foyers ; sans compter les assassinats, les enlèvements et les attaques contre leurs lieux de culte.
Depuis la chute du régime jusqu'à ce jour, plus de 60 églises ont été attaquées dans l'ensemble du territoire irakien. Ces attaques ne se sont jamais arrêtées, elles se sont même exacerbées quand Daech est entré dans le pays et a envahi des régions entières, plus précisément Mossoul et la plaine de Ninive, où, historiquement, les chrétiens se sont établis depuis le Ier siècle après J-C. Ainsi, les villes chrétiennes sont tombées les unes après les autres, comme Tel Keppe, Telskuf, Bartella, Qaraqosh, Karemlash, etc.

Bien que l'organisation État islamique (EI) considère les chrétiens comme étant des gens du Livre, elle ne les a pas pour autant épargnés. Les combattants ont envahi Mossoul le 10 juin 2014 et, quelques jours plus tard, ont imposé des restrictions aux chrétiens. Tout d'abord, ils leur ont coupé le rationnement et les ont privés d'électricité. Ensuite, ils se sont mis à distinguer leurs maisons, les marquant par la lettre « ن » (pour "Nazaréen") , soit chrétien. Les restrictions ont atteint leur paroxysme avec l'appel lancé à l'aube du 18 juillet 2014, à travers les haut-parleurs des mosquées, les sommant de choisir entre se convertir à l'islam, payer tribut (jizya) et/ou quitter la ville. Un délai jusqu'à midi le lendemain leur avait été accordé. Les habitants chrétiens de Mossoul se sont précipités hors de la ville, emportant avec eux très peu de leurs biens, laissant derrière eux foyers et magasins que les combattants de l'EI ont aussitôt envahi, s'y installant.
L'histoire ne s'arrête pas ici : ils ont été interceptés aux points de contrôle en sortant de la ville et se sont vu confisquer l'argent, les objets précieux et les papiers d'identité qu'ils avaient emportés. Ils ont égalementété forcés d'abandonner leurs voitures et de rejoindre les villes voisines du Kurdistan irakien (Erbil et Dohuk) à pied.

Le déplacement de 100 000 chrétiens de leurs régions de la plaine de Ninive

J'ai été témoin de leur arrivée à Erbil, ils arrivaient de Mossoul et des autres villages de la plaine de Ninive tombés entre les mains de l'EI. Au coucher du soleil d'un jour de juillet 2014, un groupe de déplacés chrétiens entassés les uns sur les autres dans des voitures et camions pleins à craquer est arrivé. Il s'est arrêté à l'un des clubs de sport qui, comme toutes les églises et écoles de la région, avait été transformé en refuge pour ceux qui fuyaient les brutalités de l'EI. Ils étaient en état de choc après les atrocités auxquelles ils avaient fait face sur la route et la plupart d'entre eux n'arrivaient pas à croire qu'ils étaient enfin en sécurité. Leurs yeux étaient marqués par la peur, l'effroi et l'incertitude quant à leur avenir. Leurs corps et vêtements étaient couverts de poussière.
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Du jour au lendemain, Ankawa s'est transformé en un énorme camp à ciel ouvert. Des milliers de déplacés se sont entassés dans ses églises et bâtiments, même ceux inachevés. Plus de 100 000 chrétiens ont fui leurs régions de la plaine de Ninive, l'une des plus grandes vagues d'exode depuis 2003, leur rappellant les vagues précédentes venant de Bagdad et de villes du sud du pays, et leur donnant la profonde conviction que l'Irak n'était plus un pays sûr pour eux. C'est ainsi que les demandes d'asile pour l'Europe, l'Amérique et l'Australie se sont multipliées, et le Kurdistan n'est devenu qu'une étape provisoire en attendant de traverser les pays voisins, à savoir la Jordanie, la Turquie et le Liban, pour ainsi atteindre l'Occident.
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Par ailleurs, bien que la bataille pour la reprise de Mossoul, qui a commencé le 17 octobre 2016, ait permis de libérer la majorité des villages chrétiens tombés entre les mains de Daech, un grand nombre de chrétiens ne veulent plus rentrer, surtout après avoir assisté à la destruction de leurs maisons et de leurs villages. La reconstruction nécessitera des sommes importantes et rien ne garantit que le scénario des persécutions ne se répètera pas, vu l'instabilité et la tendance radicale de la majorité musulmane en Irak (sunnites, chiites et Kurdes). Ainsi, les chrétiens ont-ils appelé à la création d'une province indépendante propre à eux, à l'instar des Kurdes au nord de l'Irak, comme Georges W. Bush le leur avait promis. Néanmoins, dans l'attente que ce rêve se réalise, ils se sont armés et ont formé des milices, les Unités de protection de la Plaine de Ninive, pour protéger leurs régions, ayant perdu confiance en toute autre partie pour assurer leur défense.

Le génocide des Yézidis

La minorité chrétienne n'a pas été la seule minorité à avoir été visée par Daech. Les meurtres et tortures que l'EI a perpétrés à l'encontre des Yézidis furent encore plus atroces, puisqu'il les considère principalement comme des infidèles. Les membres de cette minorité pratiquent une ancienne religion pacifique fondée sur l'existence d'un Dieu unique tout-puissant qui régit l'univers aidé de sept anges.

Durant leur présence en Irak, qui date de 3000 ans av. J-C, ils ont subi 73 génocides, menés par les chefs qui se sont succédé à la gouvernance du pays. Le dernier génocide à leur égard est celui commis par l'EI, qui, en août 2014, a envahi Sinjar, une région symbolique pour les Yézidis. L'attaque de Sinjar, menée par les combattants de Daech à bord de leurs 4x4, avec leurs drapeaux noirs, fut synonyme de déclaration de mort pour les habitants.
Environ 300 000 Yézidis se sont vus encerclés de toute part, après avoir été abandonnés par tout le monde, y compris les combattants kurdes des Peshmerga, avec qui ils partagent la langue et le nationalisme. En effet, ces derniers se sont soudainement retirés des régions yézidies en direction des frontières syriennes voisines. Quelques jeunes yézidis ont tenté de défendre leurs régions au moyen d'armes rudimentaires, mais leur résistance s'est vite effondrée face à l'arsenal de Daech. Ils n'avaient donc d'autre choix que de fuir ou de mourir.

Ceux qui ont échappé aux griffes de Daech se sont réfugiés dans la montagne voisine, le Mont Sinjar, qui est devenu le seul lieu sûr. Environ 30 000 familles s'y sont regroupées, mais il leur manquait toutes les ressources de base pour manger, boire, se couvrir et survivre. Ces familles sont restées sans abri sur cette montagne stérile et aride pendant une semaine. Beaucoup de personnes âgées et d'enfants sont morts. Même les aides qui leur arrivaient à travers les avions de secours étaient détruites une fois arrivées au sol. Ce cauchemar ne s'est terminé que lorsque les combattants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), basés sur les frontières syriennes, ont réussi à ouvrir un couloir dans la montagne, vers la Syrie, permettant ainsi à environ 100 000 Yézidis d'en sortir vivants. Les survivants ont été répartis dans des camps en Syrie ou au Kurdistan irakien. Cependant, le sort d'environ 3 500 personnes demeure inconnu, tuées ou enlevées. En effet, dans tous les villages qu'il contrôlait, l'EI rassemblait tous les habitants dans des écoles, séparait les hommes des femmes, tuait les hommes et transportait les femmes et les enfants dans ses locaux à Mossoul, Tall Afar et Raqqa. Environ 5 000 femmes et filles ont été détenues, violées, victimes de traite et forcées d'abandonner leur religion pour se convertir à l'islam.
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L'attaque des Turkmènes chiites par Daech

Tout ceci rend impossible la coexistence entre les Arabes et les Yézidis aujourd'hui. Malgré la libération de Sinjar des griffes de Daech depuis plus d'un an, très peu de Yézidis y sont rentrés. C'était la ville qu'ils partageaient avec les Arabes, les Turkmènes et les Kurdes. Leur unique préoccupation est désormais de quitter l'Irak pour rejoindre l'Allemagne et d'autres pays européens, sacrifiant leur terre d'origine où se trouvent tous leurs lieux saints. Certains ont décidé de s'armer pour se protéger, après avoir perdu confiance dans leurs concitoyens arabes et kurdes, et même dans les forces gouvernementales, à Sinjar, entraînée par des combattants du PKK, qui participe actuellement à la guerre contre Daech.
Aujourd'hui, lorsqu'on les interroge sur leur vision de l'avenir après la sortie de l'EI de l'Irak, ils répondent qu'ils souhaitent soit quitter l'Irak, soit y rester, mais dans une région protégée internationalement.

Ces souhaits sont également partagés par les Turkmènes chiites qui, comme les Yézidis, ont été touchés par les attaques de Daech dans leurs villes à Tall Afar et Amirli. 200 000 personnes ont été contraintes d'abandonner leurs villes et villages pour fuir Daech, qui ne fait pas de distinction entre les jeunes, les vieux, les femmes et les hommes, tuant tous ceux qu'il trouve sur son passage et faisant fuir les autres, obligés de se se réfugier dans des régions chiites du sud de l'Irak. Jusqu'à ce jour, le sort de 1 200 personnes enlevées par Daech, dont la moitié sont des femmes et des enfants, demeure inconnu.

L'émigration est-elle désormais la dernière solution ?

Avec l'approche de la sortie définitive de Daech d'Irak, la question de l'avenir des minorités se pose, étant donné l'instabilité et la difficulté, voire l'impossibilité de coexister de nouveau après la rupture du tissu social, la disparition de la confiance entre les différentes composantes de la société irakienne, la généralisation de la peur et le désir de vengeance. Dans des régions comme Sinjar, où coexistaient Arabes, Kurdes, Yézidis et Turkmènes, il est aujourd'hui impossible de penser que cette même ville pourra les rassembler de nouveau. Il en est de même pour Tall Afar qui rassemblait Turkmènes sunnites et chiites, avant que les premiers rejoignent Daech pour anéantir les seconds.

Même les chrétiens, qui représentent la plus grande et la plus ancienne minorité du pays (avec plus de 1,2 millions de personnes), n'ont plus l'intention de retourner dans leurs régions après ce qui leur est arrivé. Ils préfèrent rester dans le Kurdistan irakien ou quitter le pays.
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L'Irak se transformera-t-il en pays sans minorités pour devenir le théâtre d'un combat entre musulmans sunnites et chiites et Kurdes ? La civilisation mésopotamienne, la première civilisation humaine, va-t-elle perdre sa diversité culturelle, religieuse et ethnique à jamais ?

Retrouvez tous les articles du concours Naseej dans le livret Quels destins pour les minorités au Proche-Orient ?

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